Anna-Eva Bergman, une femme hors du commun
« Anna Eva Bergman voyage vers l’intérieur » Musée d'Art Moderne de Paris
Il est fort possible que vous ne connaissiez pas cette artiste.
Mais dans quelques minutes, ce ne sera plus le cas !
Avant de vous donner mon avis concernant l’exposition elle-même, je reviendrai sur le parcours de cette artiste et vous ferai découvrir sa démarche et vous révéler les dessous de ce voyage intérieur, intitulé même de l’exposition.
Tout d’abord situons le contexte de cette exposition :
Malgré une exposition internationale de son vivant, notamment au Musée d'Art Moderne de Paris en 1977 ainsi qu'en Italie, en Allemagne et en Norvège, l'artiste Anna-Eva Bergman n'a pas reçu suffisamment de reconnaissance en Europe.
Le musée d’art moderne propose donc à nouveau aux chapitres de ses expositions, de (re)découvrir cette artiste hors du commun au travers de 200 œuvres.
En 2017, la Fondation Hartung-Bergman fait le don d’une centaine d’œuvres.. D’où ce fond exceptionnel enrichi par un travail commun avec la fondation et le musée d’Oslo qui présentera également à la fin de l’année une exposition dédiée à Bergman.
Avant de nous pencher sur notre exposition, revenons de l’artiste elle-même : Anna Eva Bergman.
Que retenir de son parcours et quelles sont ses œuvres majeures ?
Bergman est née à Stockholm, en Suède, en 1909, mais a passé une grande partie de sa vie en Norvège et en France. Elle étudie à l'École des Arts Décoratifs à Stockholm avant de déménager en Norvège en 1932.
En 1934, Bergman déménage à Paris, où elle étudie la peinture à l'Académie de la Grande Chaumière. Elle fréquente alors l'atelier du peintre cubiste André Lhote, où elle est exposée aux principes de l'abstraction. Elle se lie alors avec des artistes tels que Pierre Soulages et Hans Hartung qu’elle épouse très vite. Leur vie commune sera difficile personnellement – elle l’épousera deux fois à 28 ans d’intervalle - mais également artistiquement, Bergman se sentant tiraillée entre figuration et abstraction, deux notions qui pour elle n’avait rien d’opposé mais de complémentaires.
En tant que femme indépendante, Anna-Eva Bergman suit son propre parcours dans le monde de l'art, en dépit des normes sociales restrictives de son époque.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Bergman se réfugie dans les montagnes du sud de la France, où elle commence à peindre des paysages abstraits inspirés de la nature. Après la guerre, elle a continué à explorer les paysages montagneux et les horizons marins dans ses peintures abstraites.
Dans les années 1950, Bergman se tourne vers l'abstraction, explorant la géométrie, la couleur et les textures. Elle crée alors des œuvres à grande échelle, souvent inspirées par les paysages et les traditions des régions du Nord, où elle avait voyagé.
En tant que femme novatrice sur le marché de l'art, Anna-Eva Bergman a souvent été considérée comme en avance sur son temps. Elle a été une des premières artistes à exposer en solo au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris.Elle a également été la première femme à remporter le Grand Prix de la Biennale de Venise, en 1982.
Malgré sa renommée internationale, Anna-Eva Bergman a continué à travailler de manière indépendante tout au long de sa carrière, refusant de se laisser limiter par les attentes ou les conventions de l'industrie de l'art. Sa contribution unique à l'art abstrait et son parcours de femme indépendante ont été reconnus après sa mort, lors d'expositions majeures en France et en Norvège.
Anna-Eva Bergman disparaît à Antibes en 1987.et est aujourd’hui considérée comme l'une des artistes abstraites les plus importantes de Norvège et de France.
Maintenant que vous avez en main les grandes lignes du parcours de cette artiste, nous allons découvrir au travers de cette exposition quelles sont ses œuvres majeures et surtout quelle démarche a animé le cœur de cette artiste ?
Un fil d’ariane pourrait animer cette exposition : la recherche de l’équilibre entre l’abstraction et la figuration. Mais j’y reviendrai plus tard.
L’exposition se veut chronologique et permet de comprendre l’évolution de l’artiste, ceci enrichi par de nombreux documents et photographies.
Elle débute sa carrière comme illustratrice et vous y verrez quelques caricatures détonantes/
Je retiendrai de cette première partie ces deux dessins
Cette encre de chine datée de 1933, Nationalsocialistik Fremtig ou Futur national-socialiste : les passagers des 4 véhicules marquées de la svastika chère à Hitler semblent inconscients d’être pris dans le rouage du Nazisme mis en marche par Hitler- Une véritable dénonciation du lavage de cerveau opéré par la machinerie de la propagande nazie.
Cette mine de plomb sur papier datée de 1935 caricature de Franco, qui apparait sous son crayon bouffi et grotesque : une manière de ridiculiser ce militaire dont elle rejette toute crédibilité. Un peu comme le fera Chaplin en 1940 pour Hitler dans son célèbre film le Dictateur.
Puis, nous rentrons ensuite dans le vif du sujet : son rapport à la nature
Bergman est fascinée par les pierres, les galets, les roches.
De là elle tirera une série « Les Fragments d’une île en Norvège »
Mais rien n’est laissé au hasard : une série d’ouvrages qu’elle compulsait est exposée et témoigne de sa recherche sur l’univers.
Elle travaille sur le nombre d’or – loi fondée sur la notion de proportion qui inspire les artistes depuis l’Antiquité sur la notion de rapport entre l’harmonie et la beauté.
Je vous parlais tout à l’heure de ce fil d’Ariane entre abstraction et figuration.
Ce tableau intitulé « Rêves bleus » reflète bien cela : Bergman revient à l’abstraction mais dans une veine qui lui est propre en expérimentant les relations entre les couleurs et les émotions en mélangeant des compositions clairement inspirées par des formes de la nature.
Certains y voit un peu l’univers de Klee ou Kandinsky, mais il y a plus que cela : c’est son univers intime qu’elle tente d’explorer et d’exprimer au travers de cette recherche.
Cette période témoigne de cette recherche de la relation entre les couleurs et l’étude du nombre d’or : des tableaux marqués par un travail de fragmentation qui résonnent avec les recherches futuristes et cubistes du début du siècle.
Après cette période transitoire, l’artiste trouve sa voie et développe une œuvre singulière et détachée de toute mode ou courant artistique du moment.
Elle crée son propre langage pour son voyage vers l’intérieur d’elle-même, au travers d’un alphabet en perpétuel mutation .
Regardez ces formes qui surgissent au travers de l’utilisation de la feuille de métal qui apporte une luminescence à ses œuvres permettant de jouer entre matière et lumière.
Alors là encore elle n’aimait pas parler d’art non figuratif mais d’art d’abstraire, c’est-à-dire cette volonté de faire jaillir l’essentiel, d’où ce sentiment si fort ressenti devant ses tableaux.
Prenez le temps de vous arrêter devant chacun de ces tableaux comme la griffe ou encore l’Univers et vous comprendrez la recherche de l’artiste entre abstraction et figuration, symbole de notre lien indicible entre notre matérialité et notre spiritualité qui nous dépasse.
Je retiendrais dans ce fil conducteur proposé ce tableau daté de 1955 « Der Hochschwebende » qui peut se traduire par « Celui qui surplombe » : sans le désigner directement, ou le rattacher à une religion, ce tableau évoque une entité spirituelle supérieure qui dépasse notre humanité.
Dans la même lignée, elle propose des rocs, des arbres, des astres qui explosent sur la toile, à l’instar de ce tableau Grand Nord daté de 1956 qui insiste sur la domination de la nature sur l’homme.
Mais le message demeure toujours spirituel à l’exemple de ce Grand Arbre daté de 1957 : de l’arbre elle ne retient que l’intrinsèque le tronc, similaire à l’axe central de l’arbre Sephirothique.
Après 1958, elle présente une série d’œuvres sur papier à la tempéra et feuilles métalliques, qui constituera la base de son répertoire.
Le solfège Bergman est créé pour laisser place à la musique des sphères.
Comme une pause, une partie est dédiée aux gravures, qui sont d’une qualité exceptionnelle
Reprenez votre souffle, car les salles suivantes sont subjuguantes.
En 1964 elle voyage avec Hartung le long de la côte Nord de la Norvège jusqu’au Cap Nord d’où elle rapporte des photographies.
Dans le même temps elle acquiert une maison en Espagne.
Entre lumière du Nord et chaleur du Sud, elle trace alors un nouveau vocabulaire Nord Sud qui, comme abstraction et figuration, ne s’opposent pas mais se complètent.
Difficile de faire des choix propres à chacun.
Vous connaissez ma fascination pour la mer et j’ai été sensible à ce tableau Grand Océan : une tentative de capter l’instant insaisissable de l’eau et de la lumière, captée quelque peu par ce jeu de lumière reflétés dans cette feuille de métal.
« Nous n’échappons pas à la nature, nous nous contentons d’en reproduire une nouvelle facette »
Vous y verrez également la séries de Horizons, mais il y en a tant d’autres…
En 1973, elle s’installe à Antibes avec Hartung.
La série est pour moi le summum de son travail : une expression de formes minimalistes peu colorées dans des formats monumentaux et en parallèle une série très intéressante de petits formats qu’elle qualifie de mini peintures
Le petit et le grand se rejoignent comme un syncrétisme de l’homme et de l’univers.
Mon avis sur l’exposition
Vous l’aurez compris, j’ai été véritablement subjuguée par cette exposition incomparable, et j’espère vous avoir fait partager mon enthousiasme.
Alors comme je le dis souvent : allez au musée !
Cette exposition rassemble près de 290 œuvres et objets, dont de nombreux inédits, permettant de découvrir les nombreuses techniques de travail de l'artiste, allant de l'aquarelle sur papier à la feuille de métal sur panneau de bois contreplaqué, en passant par la tempera sur toile ou encore la lithographie. La visite, qui suit un parcours chronologique, offre une immersion totale dans l'évolution du travail d'Anna-Eva Bergman, depuis ses dessins antinazis jusqu'à ses somptueuses œuvres monumentales
Ne manquez pas cette occasion unique de découvrir une femme artiste novatrice, dont l'œuvre fascinante est à la croisée de l'art et de la nature.
Comme le disait Anna-Eva Bergman elle-même,
"La voie qui mène à l'art passe par la nature et l'attitude que nous avons envers elle".
En revanche, si j’ai un conseil à vous donner, essayez dans la mesure du possible d’éviter les périodes chargées car il faut du recul et du calme pour savourer les œuvres de Bergman.
Elodie Couturier