Fernande Olivier, de Picasso à la femme accomplie
Nous voici, aujourd’hui, à nouveau, dans le quartier de Montmartre au musée de Montmartre à la découverte de Fernande Olivier.
Le nom de Fernande Olivier vous est forcément familier, puisque Picasso a sculpté et dessiné cette femme qui fut sa compagne peu après son installation à Paris en 1903.
Mais finalement, cette femme n’a jamais été véritablement mis en lumière.
Qui était-elle ? Quel rôle a-t-elle pu jouer dans l’existence de Picasso ?
Je vous emmène donc dans l’univers de l’exposition « Fernande Olivier et Pablo Picasso, dans l’intimité du Bateau-Lavoir »
Fernande Oliver a une enfance difficile qu’elle quitte prématurément pour épouser un homme violent. Très malheureuse, elle parvient à se réfugier chez un ami sculpteur qui deviendra son amant, Laurent Debienne. Elle découvre alors la vie de bohème du Bateau-Lavoir. La vie de bohème ne correspond en rien à une vie insouciante, mais bien d’une vie pour laquelle chaque jour est difficile pour gagner sa vie. Fernande Olivier pose pour Jean-Jacques Henner, Carolus-Duran ou encore Boldini.
Je vais donc vous parler aujourd’hui ,au travers de cette exposition, de la vie de cette femme méconnue du grand public, qui a été elle-même artiste et qui aura côtoyé toute la belle faune artistique de l’époque au Bateau-Lavoir.
C’est au Bateau Lavoir que Fernande croise le regard ténébreux du jeune espagnol Pablo Picasso, qui la conforte et l’accueille dans son atelier.
Pour vous resituer la période artistique de Picasso, les tableaux que le maître peint correspondent à ce que l’on appellera la « période rose ».
Sans faire de mauvais jeux de mots, c’est d’ailleurs également une période rose pour le couple qui partage un bonheur immense dans le cadre d’une vie bien modeste.
De cette période, il nous reste ses écrits comme témoignage de cette époque « Souvenirs intimes » et « Picasso et ses amis », qui constituent le fil rouge de l’exposition.
« Souvenirs intimes » est un magnifique documentaire qui donne de Picasso l’image que l’on retient moins aujourd’hui du jeune espagnol pauvre, timide mais toujours aussi entier avec les femmes, caractère qui celui-ci restera ancré au personnage. Un récit qui retrace les disputes dont a été témoin Gertrude Stein.
Je vous invite à lire ces écrits que je vous encourage grandement à télécharger moyennant un faible coût, car le livre original n’est accessible qu’à plusieurs centaines d’euros.
En voici un extrait « J’entreprends de te raconter ma vie. Peut-être pour que tu me comprennes mieux. Tu as toujours douté de moi, de mon amour, de ce sentiment profond qui faisait que tout de moi se rapportait à toi, à toi seul »
Ces souvenirs intimes qu’elle a commencé bien avant sa rencontre avec Pablo Picasso ne seront jamais lus par Picasso.
Si ce livre ne sera publié que de manière posthume, le second « Picasso et ses amis » sera publié de son vivant en 1933. Il s'agit d'une compilation de ses observations sur tous ceux qu’elle a croisé, côtoyé ou connu au Bateau-Lavoir : Jacob, Apollinaire, Derain, Braque, Rousseau, Matisse et même les marchands comme Vollard et Kahnweiler.
Paul Léautaud est enthousiaste « Il n’y a pas d’autre mot : merveilleusement écrit. ».Même Picasso dira, à l’instar d’André Salmon et de Max Jacob, qu’il est « le tableau le plus authentique de cette époque »
Alors qu’est-ce qu’était au juste le Bateau Lavoir ?
Le Bateau-Lavoir était une des résidences d’artistes les plus célèbres de Paris qui a accueilli des artistes, qui ne perceront jamais pour certains, côtoyant ceux qui marqueront à jamais l’histoire de l’art comme Picasso bien sûr, mais également Modigliani ou Guillaume Apollinaire.
Alors on s’imagine la vie bohème décrite par Woody Allen dans « Midnight in Paris », peut-être mon film favori, qui emmène le héros dans l’intimité des artistes et de la vie artistique de l'époque.
Mais cette vie au Bateau Lavoir était synonyme d’une vie difficile où comme le rapporte Aznavour dans sa chanson "la Bohème".
Car même si le Bateau-Lavoir a une connotation de jolie bohème, il s’agissait d’un lieu quasi insalubre.
Tous les artistes sont passés dans les petits ateliers exigus de cette maison hors du commun.
Au travers de ces écrits de Fernande Olivier, on peut se rendre compte ce qu’était la vie bohème au Bateau-Lavoir : un vivier artistique et intellectuel couplé d’une vie difficile et sans un sou.
Mais ce qui est intéressant c’est que ce Bateau-Lavoir fut un nid de foisonnement artistique, considéré comme la Villa Médicis de la peinture moderne, dont Fernande nous livre ses témoignages en toute intimité.
Revenons donc à Fernande Olivier : elle demeurera à tout jamais marquée par son enfance sans amour et un mari violent.
Picasso est un être possessif et jaloux, comme il l’a toujours été avec les femmes de sa vie, y compris avec sa fille Maya qui aboutira d’ailleurs à une rupture entre le père et la fille.
Je vous invite à ce sujet à vous reporter à la vidéo consacrée à l’exposition qui s’est tenue au Musée Picasso « Maya Ruiz Picasso, fille de Pablo» qui s'est achevée au mois de décembre dernier.
Revenons à ce couple : l’ambiance est étouffante pour le couple et Fernande met fin à cette relation en 1912.
Néanmoins, comme en témoigne le film projeté dans le cadre de l’exposition, Fernande garde un souvenir magnifique de cette relation « un seul être m’a aimée, que j’ai fini par aimer au plus profond de moi, ce qui ne m’a pas empêché plus tard, car je fus souvent cruelle avec lui, de le quitter brutalement en me déchirant moi-même, le jour où je constatais qu’il m’aimait moins » disait-elle.
Fernande reprend donc sa liberté et affronte à nouveau, livrée à elle-même, les difficultés de la vie : elle récite des vers au Lapin Agile. Pour ceux qui ne connaissent pas ce lieu, j’y ai consacré une brève en moins d’une minute.
Sa vie file peu à peu partageant la vie de Roger Karl. Acculée par la maladie, l’âge et la précarité, Fernande songe à publier un second ouvrage d’après les pages de son journal. Alerté, Picasso lui verse un million de francs par an à partir de 1957, lui permettant de vivre confortablement mais aussi de taire ses "Souvenirs intimes", jugés bien trop intimes par Picasso : ils seront publiés à titre posthume en 1988. Quant à Fernande, elle termine seule sa vie pour s’éteindre en 1966.
Alors revenons à notre exposition qui est tout à fait historique, puisqu’il s’agit de la première exposition qui lui est consacrée.
Le parcours rassemble près de 80 œuvres (peintures, sculptures, dessins, lithographies, manuscrits, éditions et correspondances originales) est enrichi d’un riche ensemble de documents photographiques et vidéographiques
Nous découvrons cette femme fragile, mais qui fut une figure incontournable, qui apporte un témoignage hors du commun sur cette époque au Bateau Lavoir.
L’exposition éclaire d'autres figures de ce cercle : artistes femmes, mécènes ou compagnes aux rôles multiples et majeurs telles que Gertrude Stein, que je vous ai cité tout à l'heure, Marie Laurencin, Guus van Dongen et Suzanne Valadon.
La première partie de cette exposition nous fait découvrir cette « Femme de tête, femme de lettre » pour reprendre l’en-tête donnée à cette section de l’exposition, au travers de ses tableaux
Cet "autoportrait" daté de 1935, cette "nature morte" de la même année et un certain nombre d’écrits.
Le journal de Fernande raconte les violences conjugales qu’elle subit mineure, et qui force son premier et unique mariage, avant de s’enfuir et de rencontrer Pablo. La force de son témoignage réside dans ses mots sans image. L’artiste féministe Agnès Thurnauer apporte ce contrepoint en images, à travers une installation spécifique de tirages argentiques et traite de la condition de la femme dans son œuvre interdisciplinaire. Ceci permet de donner à voir les maux de Fernande . Ces photographies font écho aux écrits de Fernande « je recevais des coups dans réagir et mon regard devait être bien méchant car il (Paul Percheron son violeur puis époux) redoublait en me disant ne me regarde pas ainsi, je serai incapable de te tuer »
Cette parenthèse faite l'exposition se poursuit avec l’entrée en scène de Pablo Picasso : « Je rencontrai Picasso comme je rentrais chez moi un soir d’orage »
Je vous invite vraiment à faire une pause et écouter la voix de Fernande Olivier qui raconte cette période du Bateau Lavoir et sa relation avec Pablo Picasso.
On peut voir que Fernande Olivier a assisté à l'évolution de la peinture de Picasso. Il peint même, explique-t-elle, par-dessus des toiles qu’elle avait vues l’année précédente : « Sur des figures bleues que j’aimais tant où l’on discernait l'influence du Greco, on voyait s’ébaucher les délicates et sensibles compositions des saltimbanques »
On a là le témoignage des tableaux qui deviendront des chefs d’œuvres mondiaux que nous avons tous en tête.
Une salle très intéressante et inattendue donne place à des artistes que, personnellement je ne connaissais pas : le cercle espagnol du Bateau Lavoir
Au Bateau-Lavoir se retrouvent des artistes de tous les horizons, dont certains compagnons depuis Barcelone :
De cette salle, je retiendrai ce tableau de Ricard Canals « Une loge à la tauromachie » datée de 1904 haute en couleurs. Fernande découvre, à ce moment-là, et ce tableau en témoigne parfaitement, l’Espagne avec Pablo qui aime profondément « tout ce qui était d’une couleur locale violente ».
Puis nous passons à l’époque du Bateau Lavoir au temps de Fernande.
Dans « Picasso et ses amis », Fernande consigne des observations précieuses sur le Bateau-Lavoir où elle vit depuis 1901 et rapporte sur ce lieu : « Glaciaire l’hiver, étuve l’été, les locataires s’y rencontraient à l’unique fontaine un broc à la main ».
Une salle est consacrée à « Fernande et Pablo : alchimies autour d’un visage ».
Vous y (re)découvrirez les peintures analytiques du début du siècle.
Dans « Femme assise au fauteuil », réalisée en 1910, on peut voir que Picasso décompose le visage de Fernande en facettes éclatées, au profit d’une fragmentation et d’une disparition de perspective et de volume. Fernande n’est absolument plus suggérée que par des lignes et des plans et des teints ocres. Fernande est avalée et assimilée par l’artiste.
Vous y verrez la célèbre « Tête de femme » en bronze prêtée par le musée Picasso datant de 1906 qui témoigne même dans le volume d’un traitement « simplifié » du visage de Fernande. Ce visage fait penser à un masque. Rappelons que Picasso s’inspirera beaucoup des sculptures ibériques et catalane romane ainsi qu’à la sculpture océanique découverte par Gauguin, et à la géométrie apprise par Cézanne.
Je trouve que dans cette salle, on peut y voir une véritable schématisation de ce que deviendra le cubisme.
Vous y verrez d’ailleurs « Buste de femme », qui sera l’une des études pour les « Demoiselles d’Avignon », ensemble qu’il compose en 1907.
C’est d’ailleurs intéressant, car comme Dora Maar qui sera là pour la composition de Guernica, qui marquera à jamais l’histoire de l’art, Fernande est présente quand il travaille aux études de portraits des Demoiselles d’Avignon, qui marqueront symboliquement le début du cubisme. C’est là que les visages se durcissent et le langage s’épure.
C’est là encore en puisant dans la transmission des autres artistes passés, que l’artiste, en l'occurence Picasso, se transcende, innove et crée un art qui le dépasse.
Mais Fernande ce n’est pas, vous l’aurez comprise que Picasso : elle est un témoin des avant-gardes. Je la cite :
« J’ai vécu de leur existence, je les ai vus vivre, penser, souffrir, espérer et surtout travailler » écrit-elle.
Si elle définit Picasso comme le créateur, je partage son analyse quant aux autres artistes. Elle définit Braque « cherchant peut-être davantage à cause de ses moyens, plus réduits »
Elle ne voit pas ce que les autres apportent comme éléments nouveaux « Le cubisme aura servi beaucoup d’artistes qui, sans lui, n’auraient pas percé. Il leur a épargné le souci de se créer une personnalité qui n’était pas en eux » - Elle qualifie Juan Gris "sans grands dons mais malin ». Metzinger, Gleizes et Léger sont pour elle des suiveurs, et les futuristes « venus là comme on court à la gloire » - ça en revanche c’est peut-être un peu plus dur de sa part.
L’exposition se poursuit au travers des peintres au temps de la Butte : une très belle série de lithographies de Van Dongen qui croque la vie quotidienne de Montmartre.
Une dernière salle est consacrée aux femmes modèles et artistes.
Fernande Olivier, comme modèle de Kees Van Dongen, ou compagnes d’artistes comme Marcelle Braque, Benedetta Canals, Alice Derain ou Guus Van Dongen, toutes des amies proches, ou artistes elles-mêmes comme Suzanne Valadon ou Marie Laurencin. Je vous invite à regarder ces portraits tout à fait atypiques de Marie Laurencin.
Vous y verrez également de magnifiques tableaux de Van Dongen comme Fernande Olivier daté de 1907 ou ce "nu sur une canapé" de Suzanne Valadon.
Si souvent l’on a voulu réduire Fernande Olivier à un témoin de son temps, elle parle dans l’ouvrage « Ecrits pour Picasso » en son nom, sujet plus qu’objet. « Elle n’est plus seulement le témoin des avant-gardes mais l’actrice de sa propre vie »
Cette exposition est, je trouve, extrêmement bien travaillée et offre une richesse documentaire sans pareille. Mais, d'après moi, elle semble peut-être un peu trop thématique.
Les deux ouvrages de Fernande constituent, comme je vous l’ai dit, un fil rouge et permettent de comprendre, non seulement Fernande mais demeurent un documentaire, un témoignage vivant de cette époque clé.
Un petit bémol que j'apporterais à cette exposition est l'accent qui est un peu trop marqué sur la souffrance des femmes .C’est un point de vue que je respecte tout à fait, mais cet aspect est pour moi trop présent dans le fil de l’exposition. Ceci demeure bien entendu un avis strictement personnel, qui n’engage que moi.
Mais le point positif, les œuvres sont magnifiques et nous ne saluerons jamais assez les musées, galeristes ou particuliers qui mettent à disposition leurs œuvres pour le plaisir de partager : un art démocratique en soi !
Cette exposition se tient jusqu’au 19 février prochain, et comme je le dis souvent "Allez au musée !"
Ne manquez pas, si vous n’êtes jamais allé dans ce musée, les collections permanentes.
Le décor n’est pas le même en hiver pour ce lieu : moins de touristes, mais la buvette a prévu un abri pour que vous puissiez profiter de cet havre de paix.
Elodie Couturier