La grande moquerie picturale de Peter Saul

La grande moquerie picturale de Peter Saul

À rebours de la froideur des prescriptions contemporaines, Peter Saul précipite la peinture dans un bain à remous de jubilation sarcastique.

La peinture de Peter Saul est féroce. Joyeuse et féroce : rare disposition dans la profession des teneurs de pinceaux, qui vous trempe un tempérament et vous assure un fret solitaire délesté des mondanités en usage. Il rappelle pour cela Paul Rébeyrolle, dont il a découvert les œuvres lorsqu’il vivait à Paris, et dont on peut supposer qu’il a bénéficié de son esprit d’indépendance et de raillerie politique.

La création de Saul, son expression populaire, est le meilleur témoin de la progression de la modernité jusqu’à son renversement en image fabriquée d’elle-même. 

À 22 ans, Saul, né à San Francisco en 1934, quitte les États-Unis dont il ne supporte plus le moralisme puritain ni la violence dispersive sans l’intention d’y retourner un jour : « Ma conscience de l’Amérique a débuté en 1946, quand j’avais 12 ans. À cette époque, c’était un pays terriblement répressif. En Californie, l’avortement était puni de 20 ans de prison. Dans l’Utah, on pouvait être condamné à la prison à vie pour homosexualité. Publier des photos de femmes nues a valu 25 ans de prison à quelques-uns. […] Les années 1960 apportèrent une formidable vague de liberté […]. J’avais l’impression que les Américains faisaient l’amour pour la première fois ; je n’arrive pas à imaginer comment ils se reproduisaient avant » [1]. L’embardée le porte successivement aux Pays Bas, en Angleterre, en France et en Italie. À Paris, il élabore les bases de son expression picturale à partir des images publicitaires du métro et des représentations et raccourcis visuels empruntés à la bande dessinée (les revues satiriques américaines MAD, ZAP, PULP trouvées chez les libraires). La peinture doit se tenir au plus près du commun. Aux côtés du « sans un », du démuni sans gloire (« je voulais que mon art soit dingue et qu’il dérange »).

Lorsqu’il réalise la série des « Glacières », il a 24 ans. Les produits de consommation courante cohabitent avec les évocations mentales. Graphismes incomplets, couleurs criardes jetées ou placardées, changeant de consistance et bavant par endroit — odeur d’inassouvissement, de sueur vaine et de misère (le crime omniprésent). La glacière emmagasine indistinctement les situations d’échec et l’inflexion catatonique des signes : un container impitoyable d’émotions biaisées, de calculs-réflexes et de pensées sans consistance. Le cerveau contemporain est un monstre froid.

D’une composition « en grille » (celle d’un de Kooning ou d’un Bissière) non hiérarchisante, ses peintures évoluent rapidement vers une structure en « collage » informel (l’espace éclaté d’une page de croquis) où sujets et temporalités se diffractent sous l’impulsion de l’imagination. Cette formalisation va révéler son efficacité dans les représentations protestataires des années 1968, lorsqu’il se sera décidé, finalement, à rejoindre la Californie. L’ennemi est alors clairement désigné dans les rangs des honorables du pouvoir et de la domination économique et militaire. En pleine consécration de la société de consommation, Saul stigmatise la brutalité concurrentielle qui l’insuffle en sous-main ; les répressions violentes, guerres de conquête et exactions racistes commises sous son mythe égalitaire.

Peintures de combat : la charge est d’autant plus forte qu’elles exhibent un sens de la narration et du détail immédiatement signifiants et moqueurs. Les indications écrites, par exemple, instillent une connivence particulière avec le spectateur par la transcription de l’accent propre au parler argotique américain :« Little sister in a bad white world » (petite sœur dans un mauvais monde blanc) devient « Diddul sistur inna bad wite wurld ».L’intrusion du mot dans l’image prend l’aspect de commentaires et de voix transfigurés, qui accentue encore l’ironie présente. Ce traitement se retrouve dans la majorité des travaux de cette période (la représentation de la sommité de la critique anti-figurative : Clement Greenberg, en pin-up de calendrier vaut le détour). 

Mais l’outrage essentiel, qui préside à la forme excessive de Saul, concerne son interprétation de la morphologie. Les proportions du corps sont soumises par lui à un étirement et à une projection maximale, sans aucune espèce de considération pour la vraisemblance, ni non plus (encore moins) pour la magnificence immuable de la nature humaine vénérée par l’art classique. Ici tout emmène et s’engouffre dans la fuite en avant. « L’homme, mesure de toute chose » a fait place à « l’homme, démesure de toute chose ». On étripe à tout-va par imitation – irritation, on accapare par goût du lucre, par défi, on asservit par intuition et on vogue vers le sublime en collectivité ; on se shoote quand on est seul. C’est l’irradiation du forcing. Les formes suivent.

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