Robert Ryman, le Blanc à l'Orangerie
le Blanc au service de l'esprit au musée de l'Orangerie
Je vous emmène aujourd’hui au musée de l’Orangerie qui consacre une exposition à l’artiste américain Robert Ryman, disparu il y a 5 ans à l’âge de 88 ans.
Intitulée « le regard en acte », cette exposition permet de comprendre la démarche de cet artiste à part, bien trop souvent réduit à son assimilation au courant minimaliste américain.
J’ai entendu souvent : « Mais c’est tout blanc, quel intérêt ? » ou encore « il a rien inventé : « le carré blanc sur fond blanc, du déjà vu » ou tout le contraire « quelle merveille, c’est magnifique »
Et bien les deux propos méritent d’être étudiés, car, somme toute, si l’on ne connaît pas le contexte et l’origine des choses, comment voulez-vous comprendre quoique ce soit ?
Alors avant de vous livrer mon interprétation, voici quelques points clés à connaître sur l’artiste.
Robert Ryman, qui est-il ?
Robert Ryman, né en 1930 à Nashville, est à l’origine musicien. Il rejoint l’orchestre de l’armée de terre de réserve en tant que saxophoniste ténor, puis s’installe à New-York en 1952 pour étudier le jazz auprès du pianiste et compositeur Lennie Tristano et du saxophoniste Lee Konitz.
Mais la vie va en décider très vite autrement : cherchant à subvenir à ses besoins, Ryman trouve rapidement un emploi de gardien au MoMA, où il plonge dans l'univers des grands maîtres européens modernes tels que Claude Monet, Paul Cézanne et Henri Matisse, tout en découvrant les nouvelles créations des artistes américains comme Mark Rothko, Jackson Pollock et Barnett Newman. C'est durant cette période, dès 1953, que Ryman commence à expérimenter la peinture, délaissant progressivement la musique pour se consacrer entièrement à cet art.
Lorsqu'il achève "Untitled" en 1959, tous les éléments caractéristiques de son œuvre sont déjà définis.
Il adopte le format carré pour ses tableaux, qu'il utilisera presque exclusivement jusqu'à la fin de sa carrière en 2011, considérant cette forme comme idéale à la fois en termes de forme et d'espace. Le carré lui offre une liberté artistique en éliminant les contraintes de dimensions et de proportions, facilitant ainsi l'organisation de la composition générale de ses œuvres. Sa préférence pour la peinture blanche devient sa marque de fabrique, lui offrant un spectre infini de nuances, de transparences et de luminosités, tout en permettant à d'autres éléments de la peinture de se révéler.
Pour Ryman, son travail consiste à explorer, questionner et jouer avec les éléments fondamentaux de la peinture. Le support, la matière picturale et la signature ne sont pas seulement des composantes, mais des sujets à part entière qui interagissent avec l'espace et l'environnement dans lequel l'œuvre s'inscrit.
Ryman est , je vous le disais, classé dans le courant minimaliste. Vous savez à quel point je n’aime pas réduire les artistes à un mouvement, mais cela permet tout de même de resituer le contexte, point essentiel en histoire de l’art.
Qu’est ce que le minimalisme ?
Né dans les années 1960 aux États-Unis en réaction à l'expression subjective de l'Expressionnisme abstrait et à la figuration du Pop art, le Mouvement Minimaliste se caractérise avant tout par son souci d'économie de moyens. Inspiré du célèbre adage de l'architecte Mies Van der Rohe "Less is more", ainsi que des œuvres de Malevitch, il reconnaît en Ad Reinhardt l'un de ses précurseurs. Parmi ses figures emblématiques, on compte Frank Stella, Donald Judd, Carl Andre, Robert Morris et Sol Le Witt, bien que certains se soient rapidement distancés du mouvement.
Pour ces artistes, la sobriété extrême n'est pas une fin en soi, mais plutôt un moyen d'explorer la perception des objets et leur relation à l'espace. Leur travail se veut être un révélateur de l'environnement spatial, lequel est intégré comme élément essentiel. Tandis que Judd et Andre matérialisent l'espace à travers leurs créations, Dan Flavin lui donne une consistance en le baignant de lumière. Leur vision de l'art fusionne avec l'espace environnant, soulignant ainsi l'importance de la globalité des perceptions, une idée en résonance avec certains courants de la philosophie et de la psychologie modernes.
Le Minimalisme a profondément marqué l'art contemporain, incarnant la tendance dominante aux États-Unis à la fin des années 1960 et suscitant de vives réactions. Le mouvement Arte Povera, né dans cette même période, s'est opposé à la sophistication volontairement austère du Minimalisme, prônant plutôt une conscience politique de l'art et une certaine idée de la "pauvreté" artistique comme nécessité. Parallèlement, le Minimalisme a également engendré une part significative de la sculpture contemporaine et de l'Art conceptuel, ce dernier poussant même l'économie de moyens jusqu'à privilégier l'idée sur la matérialisation. Son influence perdure jusqu'à nos jours, imprégnant même le design contemporain, comme en témoignent les œuvres des frères Bouroullec.
Mais vous allez voir que Robert Ryman a puisé, me semble-t-il son inspiration bien au-delà ce ce que je viens de vous décrire.
Ryman, qui refusait la notion d’influence ou l’idée d’exposer en dialogue avec un autre artiste, s’inscrit pourtant dans l’histoire de la peinture, en interrogeant chacun des aspects et des fondements.
Robert Ryman au-delà du carré blanc
Me concernant, l'œuvre de Robert Ryman et son obsession pour le carré blanc ne peuvent être pleinement comprises sans examiner leur contexte historique et artistique, en particulier leur relation avec les origines de la société de consommation et un certain regard sur l'art traditionnel.
Pour cela, il est essentiel de replacer Ryman dans une perspective plus large qui remonte aux prémices du XXe siècle, en examinant notamment les mouvements artistiques qui ont précédé le minimalisme, tels que le dadaïsme.
Le dadaïsme, émergé au cours de la Première Guerre mondiale, rejetait les conventions artistiques établies et cherchait à bouleverser l'ordre établi. Les dadaïstes remettaient en question la notion même d'art et cherchaient à provoquer le spectateur en utilisant des techniques subversives et des objets du quotidien. Ils ont souvent travaillé en dehors du chevalet traditionnel, explorant de nouvelles formes d'expression artistique telles que le ready-made, où des objets ordinaires étaient présentés comme des œuvres d'art.
C'est dans cet esprit d'expérimentation et de remise en question des normes artistiques que Ryman, des décennies plus tard, a développé son propre langage artistique. Son choix de se concentrer sur le carré blanc peut être interprété comme une réaction à la surabondance de l'art commercialisé et des objets de consommation dans la société contemporaine. Alors que le dadaïsme utilisait des objets trouvés pour remettre en question la notion de valeur artistique, Ryman a choisi de se concentrer sur l'essence même de la peinture en explorant la pureté du blanc, éliminant tout objet ou sujet reconnaissable.
Cette démarche de Ryman peut être vue comme une forme de critique implicite de la société de consommation, où la valeur des objets est souvent déterminée par leur utilité ou leur esthétique superficielle. En se débarrassant de toute représentation figurative ou narrative, Ryman invite le spectateur à se concentrer sur les qualités intrinsèques de la peinture elle-même : la texture, la lumière, l'espace.
Le choix du carré blanc comme motif récurrent dans son œuvre peut également être interprété comme une réflexion sur l'histoire de l'art et les conventions du tableau traditionnel. En utilisant un motif aussi simple et universel, Ryman remet en question les attentes du spectateur et remet en cause les notions de composition, de couleur et de forme.
Le travail de Robert Ryman, avec son exploration du carré blanc et son rejet des conventions artistiques établies, peut être vu comme une continuation des idéaux du dadaïsme, tout en offrant une critique subtile de la société de consommation et une réévaluation du regard porté sur l'art traditionnel. En replaçant Ryman dans le contexte des mouvements artistiques du XXe siècle, on peut mieux comprendre son œuvre et sa contribution à l'évolution de l'art contemporain.
Robert Ryman se distingue des autres artistes du courant minimaliste américain par plusieurs aspects, et sa spécificité réside dans sa démarche artistique singulière :
Alors que de nombreux artistes minimalistes explorent des formes géométriques simples ou des matériaux industriels, Ryman se concentre principalement sur le blanc monochrome. Cette obsession pour le blanc lui permet d'explorer les qualités intrinsèques de la peinture, telles que la texture, la lumière et la surface, d'une manière profonde et variée.
Ryman est intrigué par les aspects physiques du médium pictural lui-même. Il expérimente avec différents supports, textures et techniques de superposition pour créer des œuvres qui mettent en évidence la matérialité de la peinture. Cette approche lui permet d'explorer les limites de la peinture en tant que médium artistique.
Contrairement à certains de ses contemporains minimalistes qui étaient ouvertement influencés par d'autres artistes ou mouvements artistiques, Ryman rejette la notion d'influence et refuse de dialoguer avec d'autres artistes dans son travail. Il cherche à développer une démarche artistique authentique et indépendante, en se concentrant sur ses propres préoccupations esthétiques et conceptuelles.
Le passé de Ryman en tant que musicien a certainement eu une influence sur son approche de l'art. Sa sensibilité à la structure, à la rythmique et au minimalisme dans la musique se reflète dans ses œuvres picturales. Sa démarche méthodique et sa recherche de la simplicité et de l'essentiel peuvent être associées à des concepts musicaux tels que la répétition, la variation et la composition.
Mon avis sur l’exposition
L’exposition est tout à la fois didactique et riche, sans être redondente.
Certes vous ne verrez que du blanc, mais j’espère que ce décryptage vous aidera à mieux appréhender la démarche de cet artiste, qui, à partir de 1959, a consacré son œuvre à une question : que faire avec le seul blanc ?
Je n’ai pour ma part ni retrouvé l’émotion d’un tableau de Rothko ou celui de l’outrenoir de Soulages, mais plutôt le travail d’un chercheur, interrogeant les notions de surface, de limite de l’œuvre, d’espace dans lequel elle s’intègre, de lumière avec laquelle elle joue, et de durée dans laquelle elle se déploie.
C’est autour de ces notions simples – surface, limite, espace, lumière, durée — que l’exposition s’articule et le résultat est fluide et très réussi.
Un épilogue teinté de huit toiles aux tonalités vertes, oranges, violettes et grises, face aux cathédrales de Monet : la couleur revient alors qu’il cesse son activité artistique en 2011 après 60 ans de carrière.
Peut-être un clin d’œil final pour nous faire comprendre le titre de cette exposition « un regard en acte » : « qu’elle soit abstraite ou figurative, c’est ça la peinture – c’est ce qu’elle fait » la peinture résulte d’une approche sensible qui convoque tout autant le regard du peintre que celui qui la regarde.